Tremblay Caroline. (1992). -- Un mot dans le monde-- : mythe et hypertextualite. Mémoire de maîtrise, Université du Québec à Chicoutimi.
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Résumé
Je vous invite à ma thèse. Vous y ferez la rencontre d'un nouveau monde que j'ai appelé Tigra, décrit dans deux nouvelles ?Le Sable du Conteur et La Geste de l'Arche? et, en interlignes, d'un vieux monde, celui décrit dans les poèmes d'Homère.
Pourquoi Homère? L'Iliade et l'Odyssée ont été ma première et véritable aventure avec le langage et son jeu de signifiances. J'y ai découvert une "joute armée" entre la vérité et le mensonge, entre la mémoire de l'aède ?le diseur? et l'oubli de ses personnages et des auditeurs. L'Iliade explique comment les Troyens ont presque gagné la guerre, à travers le silence d'Achille et les mensonges des dieux. Dans l'Odyssée, on rencontre une parole, celle qui recouvre les personnages d'Ulysse (comme un linceul pénélopien), une parole qu'on ne peut oublier, si on veut vivre!
Mais Homère ne traite pas de l'origine du Monde, il fait la narration des relations entre hommes en temps de guerre et en temps de paix; il raconte les inter-actions entre les hommes et le Monde où ils vivent. Le but de cette thèse est de créer un pont entre le mythe et la science-fiction, genre que j'utilise ici pour l'écriture de mes nouvelles.
Cette thèse est divisée en deux parties. La première en est une de création et donne à lire deux nouvelles de science-fiction: Le Sable du Conteur et La Geste de l'Arche. La deuxième est une réflexion théorique qui fait retour sur ma démarche créatrice et mes procédés d'écriture.
En tant qu'individu qui écrit, je ne perçois pleinement le Monde qu'à travers chaque mot* que je pose sur la page blanche. Et la trop simple image (celle stéréotypée et "mondaine") du mot au quotidien devient tableau, grandit en fresque, se pluralise et s'infinitise dans l?et cetera d'un univers inconnu. Un mot est un détour par lequel on peut apercevoir le Monde. Le Monde se définit par tout ce qui nous entoure, tout ce qui nous bâtit dans l'imaginaire. Il devient notre conscience en mouvement. Le mot fait du Monde une pluralité dans laquelle un individu habite et où ce même individu est habité par les mots du Monde.
L'écriture tisse des liens entre le monde construit à partir des mots et le Monde où l'on vit. On sort du Monde pour entrer dans un monde autre, celui de sa fiction:
"AU fiction ?every book even, fiction or not? takes us out of the world we normally inhabit. To enter a book is to live in another place. Out of the nature of this otherness and its relation to our life experiences come all our theories of interpretation and all our criteria of value. (1)
Sous nos yeux, le livre devient une fiction qui a son tour devient semblable à un mot unique. Le mot remplace un objet déjà connu, déjà reconnu par le reste des habitants du Monde. Par ce remplacement, l'objet est nommé. Il fait maintenant partie du langage. Il acquiert un poids d'existence par-delà l'absence de l'objet. Car l'objet qui se cache sous le mot, a perdu sa matérialité et c'est le mot qui a absorbé cette perte. Le mot témoigne de l'objet existant dans le Monde connu et, dans la science-fiction, il décrit la possible présence d'un objet qui n'existe pas. Les mots servent à préciser une réalité possible, mais lointaine.
"Le mot prononcé n'existe pas dans un contexte purement verbal: il participe nécessairement d'un procès général, opérant sur une situation existentielle qu'il altère en quelque façon et dont la totalité engage les corps des participants."(2)
Le mythe* est, comme le mot, une création de la pensée humaine, un espace de création entre la Vérité du Monde et le Mensonge de l'abstraction que produit le mot en remplaçant l'objet du Monde. L'apparition du mythe dans le Monde s'est produite au même moment que celle du diseur de mythe. Le mythe est dans la bouche du diseur, un récit qui humanise le Monde. Il énonce la présence du Monde dans l'individu et ramène toute la réalité de l'individu dans le Monde.
"Mais le mythe ?et spécialement dans son unité dernière, dissimulée tout au fond avec le logos?embrasse la totalité de l'essence humaine. Pour la refléter et en affirmer la vérité il doit donc réclamer une image du monde qui, pareillement mythique et soumise à la causalité logique, contienne un ordre si totalement compréhensif qu'il représente la "création" cosmogonique, et bien plus, soit lui-même création. Tout mythe culmine dans la cosmogonie. Il est l'image originelle de tout ce qui est énonçable, à la fois primitif et inaccessible par sa simplicité."(3)
Le mythe humaniste refait la vision explicative du Monde et cette vision s'appelle fiction. L'Iliade et l'Odyssée sont des exemples de cette sorte de fiction, où à même le tissu mythique d'origine nous faisons naître de nouveaux mythes et de nouveaux mondes. Nous avons besoin d'une assise pour écrire, pour dire. Nous avons besoin des mots des autres, des mythes qui hantent les fictions des autres, pour découvrir l'intérieur de notre propre univers, de notre propre monde, c'est-à-dire ce qui est aussi hors-du-Monde. Ainsi la voix de mes fictions se veut l'écho de la parole d'Homère.
La science-fiction, quant à elle, se présente donc comme une mythologie moderne, dans et pour une société qui demande des explications sur l'origine de son avenir. Elle devient semblable à la mythologie qu'elle utilise, pour construire la vision d'un monde, les mêmes techniques que celle utilisées par le mythe. Le mythe, la fantasy et la science-fiction sont des explications imaginées et imaginaires d'un monde parallèle au Monde existant. Le mythe utilise une vision naturelle du Monde pour placer l'individu dans le Monde. La fantasy, elle, rêve la vision mythique pour permettre le déplacement, sans effort, d'un monde à un autre. Dans la fantasy, le Monde moderne est perçu comme noir et mauvais, c'est souvent lui qui cherche, à travers une magie détournée par la Logique du Plus-Fort, à détruire le monde du merveilleux et du naturel. La fantasy est une tentative de retour à un monde mythique ou archaïque; un monde où ce qui est noir est encore plus noir, mais où le blanc est plus éclatant encore. Il n'y a pas de zones grises comme dans le Monde moderne où nous vivons.
La science-fiction, quant à elle, explore ces zones grises en utilisant le mythe comme une source inépuisable de références. Le mythe est une image profondément ancrée dans l'individu qui lit et dans l'inconscient de la société qui fait naître la science-fiction. C'est parce que le mythe est enraciné dans le Monde moderne que la science-fiction n'est pas illisible. Il marque la reconnaissance entre les temps de l'aujourd'hui et du futur. Le mythe est défini comme l'explication du Monde dans lequel on vit; la science-fiction est l'application de l'explication d'un monde (peut-être idéal, certainement idéalisé) où l'on pourrait vivre.
"Science fiction is the mythology of the modern world ?or one of its mythologies?even though it is a highly intellectual form of art, and mythology is a nonintellectual mode of apprehension. For science fiction does use the mythmaking faculty to apprehend the world we live in, a world profoundly shaped and changed by science and technology." (4)
Le mythe est utilisé par la science-fiction comme un paradigme qui délimite les lieux de reconnaissance du monde qu'elle crée. Il offre donc une clef qui est "instinctive". Il est sous-jacent à la logique futuriste. Sans être une extrapolation du mythe, la science-fiction place un nouvel objet mythique sous certains aspects, dans le Monde. Ainsi transformé et ré-utilisé, l'objet mythique de la science-fiction offre la possibilité de lire autrement le Monde.
Mais pourquoi donc utiliser le mythe dans un univers dit "de science-fiction"? D'abord, pour faire un lien entre deux mondes ?le Monde et Tigra? c'est-à-dire entre la vision homérique et ma propre vision. Ensuite, pour me reconnaître comme autre de l'autre et du Monde et pouvoir continuer à dire, à me dire et sans être prisonnière d'un seul mot, d'un unique mythe trop personnel.
Aussi pour placer des silences dans ma propre fiction, silences où l'autre ?le lecteur? peut venir reconnaître un monde, peut-être le Monde. Ainsi le mythe devient une parole élargie par les effets de signifiance de la science-fiction. Il crée une liaison entre "vision du moi" et "visions des autres":
"La chaîne des identifications héroïques relie entre elles les générations de créateurs et proroge, dans l?humanité ainsi maintenue psychiquement vivante, le pouvoir de produire des oeuvres. Ce pouvoir réside dans une propriété psychologique du mythe, mais aussi des autres formes de code: la propriété de travailler le créateur jusqu'à ce qu'il donne un corps à ce mythe". (5)
La science-fiction a "souvent" (pas toujours) besoin de l'intertexte mythique pour amener le lecteur à se voir dans le monde qui lui est proposé, Monde où il pourrait vivre. L'auteur de science-fiction se sert du mythe comme d'une carte routière. Ainsi le lecteur est guidé et n'est jamais aveuglé par un excès de nouveauté inexpliquée et inexplicable. Il ne sursaute pas à chaque mot qu'il lit, puisque le "réalisme" de la science-fiction est toujours vraisemblable. La réalité de l'univers de la science-fiction se construit dans un jeu de questions-réponses où le "j'affirme que ceci est vrai dans mon monde" est suivi du "voici le pourquoi de cette vérité par rapport au monde" d'Homère. Le lecteur se servira du mythe d'une manière différente que l'auteur, mais il s'en servira. Le mythe faisant partie intégrante de mon écriture.
Mon intertexte "mythique" s*appelle Homère. Je l'ai utilisé comme guide pour dire les noms de mes personnages, pour les reconnaître. La voix d'Homère est l'instinct de mes fictions, les accents de cette voix millénaire presque "animale" balise les chemins que j'ai tracés entre la Réalité du Monde et la réalité de mon monde:
"Our instinct, in other words, is not blind. The animal does not reason, but it sees. And it acts with certainty; it acts "rightly", appropriately. That is why all animals are beautiful. It is the animal who knows the way, the way home. It is the animal within us, the primitive, the dark borther, the shadow soul, who is the guide." (6)
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1. Robert Scholes, Structural fabulation, p.27 * outil-signe qui sert à la description du Monde qui nous entoure. **Toutes les fictions ?tous les livres, de fiction ou non? nous amènent en dehors du monde où nous vivons normalement. Entrer dans un livre c'est vivre dans un autre espace. Toutes nos théories d'interprétation et tous nos critères de valeurs naissent de la nature de cette al tenté et de sa relation avec nos expériences de vie.
2. Paul Zumthor, La Lettre et la Voix, p.273
3. Hermann Broch, Création Littéraire et Connaissance, p.248 parole explicative des phénomènes (naturels) du Monde.
4. Ursula K. Le Guin, The Language of the Night, p.74 La science-fiction est la mythologie du monde moderne ?ou une de ses mythologies? même si c'est une forme d'art hautement intellectuelle et que la mythologie est un mode d'appréhension non-intellectuel. La science-fiction utilise la faculté de construction mythique pour comprendre le monde dans lequel on vit, un monde profondément façonné et changé par la science et la technologie.
5. Didier Anzieu, Le Corps de l'OEuvre, p.48
6. Ursula K. Le Guin, The Language of the Night, p.67 Notre instinct, en d'autres mots, n'est pas aveugle. L'animal ne raisonne pas, mais il voit. Et il agit avec certitude; il agit "vraiment", de la bonne manière. C'est pourquoi tous les animaux sont beaux. C'est l'animal qui connaît le chemin, le chemin de la maison. C'est l'animai en nous, le primitif, le sombre frère, l'ombre de l'âme, qui est le guide.
Type de document: | Thèse ou mémoire de l'UQAC (Mémoire de maîtrise) |
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Date: | 1992 |
Lieu de publication: | Chicoutimi |
Programme d'étude: | Maîtrise en études littéraires |
Nombre de pages: | 110 |
ISBN: | 1412304369 |
Identifiant unique: | 10.1522/1476463 |
Sujets: | Arts et lettres > Étude des arts et des lettres > Études littéraires |
Département, module, service et unité de recherche: | Départements et modules > Département des arts, des lettres et du langage > Unité d'enseignement en lettres |
Mots-clés: | Création littéraire, Nouvelles québécoises--20e siècle, THESE |
Déposé le: | 01 janv. 1992 12:34 |
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Dernière modification: | 17 déc. 2012 20:55 |
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